S’il y a une chose que les peuples savent faire, c’est l’action collective. Agir ensemble, regrouper forces et compétences pour mener à bien des activités dont le résultat est plus grand que la somme des parties. Cette capacité, qui s’est manifestée depuis toujours, se retrouve également dans les communautés d’étrangers ici, au Luxembourg. Un pays que nous contribuons à bâtir avec nos mains et la sueur de nos fronts.
Ce n’est pas le refus de faire partie de ce pays qui nous accueille qui nous pousse à nous organiser entre nous. C’est le désir de nous souvenir de ce que nous avons laissé derrière, quelque part, au-delà des frontières, des mers et des océans, mais aussi le besoin de comprendre comment la vie s’organise ici, dans notre nouveau pays, qui devient peu à peu, aussi, le nôtre.
Pour cela, nous nous sommes organisés dans des clubs et associations, plus ou moins formels, souvent autour de nos communautés. Ce qui est tout à fait naturel, car nous sommes toujours plus à l’aise avec les « nôtres ». Cependant, cela nous a laissés dispersés, atomisés, sans une véritable capacité d’action en tant qu’étrangers, et non seulement comme ressortissants de tel ou tel pays.
C’est justement pour contrer cette dispersion, et renforcer notre capacité à agir collectivement face aux défis économiques et sociaux, que les associations ont trouvé avantageux de se rassembler. Elles l’ont fait par nationalités, par régions, mais aussi – et c’est le plus important – en tant qu’associations d’étrangers. Cette union, fondée sur le fait d’être étranger, ne constitue pas une contradiction avec une organisation basée sur les nationalités, pas plus qu’elle ne le serait avec une organisation de clubs de football ou d’associations de parents. Au contraire, elle renforce la capacité d’action de chacun.
De la même manière que nous nous engageons et nous regroupons au sein de différentes associations en fonction de nos envies ou de nos besoins, les associations elles-mêmes se regroupent selon divers secteurs d’action et d’intérêt. Le résultat final est toujours supérieur à la somme des parties isolées.
Ensemble, les associations d’étrangers n’ont pas cessé d’organiser leurs fêtes communautaires, mais elles ont aussi évolué pour créer, ensemble, le Festival des Migrations – un événement qui demeure la véritable et unique vitrine de la diversité sur laquelle le Luxembourg d’aujourd’hui est fondé. Ensemble, elles ont également eu la force de porter à la connaissance des autorités du Grand-Duché les problèmes et les difficultés rencontrés par les communautés qu’elles représentent, de les rendre visibles et de peser dans le débat.
Cette pression, entre autres, a conduit à la création du Conseil national pour étrangers (CNE), l’organe officiel chargé d’aviser le gouvernement sur les questions liées aux étrangers, dont les membres étaient élus par les associations d’étrangers. Mais le CNE est mort. Le ministère de la Famille a bien travaillé pour l’enterrer. Il a été supprimé au profit de l’idée qu’aucun organe ne peut parler plus fort qu’aucune personne en particulier, niant ainsi le principe selon lequel l’ensemble est plus grand que la somme des parties. L’argument avancé est que personne ne peut avoir une opinion plus valable qu’une autre, et que, par conséquent, choisir au hasard quelqu’un ou laisser les gens désigner leurs représentants aurait le même résultat. Ainsi, des individus, et non des associations, sont invités à intégrer ces organes, comme si un individu lambda – ni bon, ni mauvais – pouvait représenter une communauté tout entière.
Les communes se sont dotées de commissions consultatives pour prendre en compte les enjeux de la société, notamment ceux des étrangers. Celles-ci étaient, dans la majorité des communes, inexistantes ou non fonctionnelles. Là où elles existaient, les quelques étrangers qui y siégeaient se voyaient imposer la cadence des réunions, les sujets de discussion, et même la langue de travail. Le même schéma se reproduit, par exemple, dans les comités d’école.
Face à cela, les individus, souvent isolés de leur milieu social, sont confrontés à des membres de partis politiques – ces mêmes partis dans lesquels les étrangers peinent à entrer, et encore moins à progresser – ainsi qu’à des fonctionnaires nommés par les communes, les écoles, ou le gouvernement. Ces derniers arrivent toujours avec leurs dossiers, leurs études, leurs raisonnements et leurs solutions, qui n’ont pas seulement échoué à résoudre les problèmes, mais les ont parfois aggravés.
Parmi les associations, ce sont celles des étrangers qui perdent le plus de terrain en tant que lieu de rencontre et de débat social et politique – car le social est toujours politique. Reléguées à un rôle récréatif ou à celui de pallier les dysfonctionnements de l’État (dans le cas des associations à vocation solidaire), les étrangers semblent être écartés de toute forme de participation publique. La Constitution du Grand-Duché est pourtant très claire : les Luxembourgeois sont égaux devant la loi. Pour paraphraser un ancien ministre des Affaires étrangères : merde alors, et nous les étrangers ?
Privés du droit de vote, comme le sont les trois quarts des travailleurs qui contribuent à la prospérité économique du Luxembourg, il ne reste aux étrangers qu’une option : cesser de l’être. Pas seulement sur le papier, car un passeport ne suffit pas. Non. Il faut aussi renoncer à leurs associations, à leur communauté en tant que corps politique, à leur volonté de rester, en partie, ce qu’ils sont. « Nee, Dir kënnt net bleiwen wat Dir sidd » (Non, vous ne pouvez pas rester ce que vous êtes) – cette prérogative semble réservée à ceux qui sont Luxembourgeois de naissance.
Or, si l’opinion de chacun est et doit être valable, il n’en demeure pas moins vrai que certains parmi nous sont plus capables de discuter certains sujets, plus disponibles pour le faire, et plus engagés à porter la parole de leur communauté, et non seulement la leur. Ces personnes plus capables, plus disponibles et plus engagées ne peuvent émerger que de mouvements collectifs forts, d’associations dotées de solides conditions de fonctionnement, non submergées par la bureaucratie ou par la nécessité de plaire aux pouvoirs en place.
Le chemin est ardu, mais sans solidarité et coordination entre tous ceux qui vivent et travaillent ici, il sera impossible de renverser les déséquilibres qui persistent dans la société. Et de le faire… ensemble. Au sein de nos associations, qui doivent se prononcer chaque fois qu’elles le jugent nécessaire. Au sein de nos fédérations d’associations, qui doivent coordonner ce travail. Et au sein d’une organisation nationale qui doit organiser le débat sur les enjeux et les difficultés identifiés par ses membres.
Sans organisation collective forte, notamment parmi les étrangers, la voix de la majorité des résidents restera étouffée, et une véritable société civile inclusive ne pourra jamais émerger au Luxembourg. Sans les associations des étrangers il n’y a pas de vivre ensemble au Luxembourg.